Avant de débarquer dans les Hauts-de-Seine en 2018, l’ouvreur Finn Russell (31 ans, 74 sélections) trainait déjà une réputation en or. Le héros de Glasgow arrivait en France auréolé d’un titre de champion de Pro 12 en 2015 (après avoir été finaliste l’année précédente), l’année où il est convoqué avec Vern Cotter pour la Coupe du Monde de Rugby 2015 (première sélection pour l’Ecosse en 2014).
Il n’a peut-être pas la bougeotte – il prend le temps de s’installer là où il passe - mais est convaincu qu’il faut bouger pour progresser, aller voir ailleurs. Car aller voir ailleurs, c’est progresser.
« En Écosse, il n'y a que deux équipes professionnelles », rappelle-t-il. « Si vous passez de l'une à l'autre, vous jouez toujours au quotidien avec des joueurs qui jouent pour l'Écosse. C'est différent en Angleterre, où il y a tout un championnat. Personnellement, je pense que c'était vraiment bien de partir et d'expérimenter quelque chose de nouveau dans une nouvelle équipe. »
Quinze semaines fondatrices en Nouvelle-Zélande
La première opportunité de faire grandir son rugby se présente quand il a à peine 20 ans. La bourse John Macphail lui permet de partir pour quinze semaines en Nouvelle-Zélande, jouant pour des clubs locaux de la région de Christchurch et bénéficiant des installations de pointe et de l'encadrement spécialisé proposés par l'unité internationale de haute performance de la RFU de Canterbury.
Il est alors coaché par Jason Holland – demi d’ouverture néo-zélandais passé par le Munster (102 matchs entre 1999 et 2008) avant de devenir entraîneur (Munster, Canterbury, Hurricanes, All Blacks). Finn Russell est à bonne école et cette expérience unique va le faire basculer dans une autre dimension pour la deuxième fois de sa vie.
La première, sans doute la plus importante dans son parcours, c’était quelques années auparavant lorsque l'académie des Glasgow Warriors propose un contrat espoir à ce jeune homme qui a commencé à jouer au rugby à sept ans. Finn est alors apprenti maçon à cette époque-là ; il travaille pour un ami de la famille qui lui a proposé un contrat de trois ans. Il est indécis à propos de son avenir, à l’image de ses coupes de cheveux improbables qu’il travaille avec soin mais qui ne donnent rien de probant ; il avoue même qu’il avait réussi à se faire une coupe léopard…
Après avoir arrêté l’école à 16 ans, il passera les trois prochaines années sur les chantiers à construire des murs. Sa rencontre avec le rugby pro lui permettra dès lors de les franchir.
Recruté pour succéder à Dan Carter
Aussi, après six ans parmi les guerriers de Glasgow, il était temps qu’il aille voir ailleurs, de découvrir encore un autre style de rugby. C’est Leone Nakarawa (son ancien coéquipier à Glasgow) qui lui souffle l’idée d’aller en France, là où le géant Fidjien (1,98m) évolue sous les couleurs du Racing 92 depuis 2016.
L’idée lui trotte dans la tête et Finn en parle à son agent en se demandant si un club l’accepterait. Tout de suite, Montpellier, Lyon, Toulouse et Bordeaux se mettent sur les rangs. Mais c’est finalement le Racing 92 qui remporte la mise en 2018.
Le club cherche alors à succéder à la star Dan Carter, en partance pour le Japon (Kobelco Steelers). Russell aura la lourde tâche de remplacer le double champion du monde néo-zélandais (2011, 2015).
« Je crois qu'on ne progresse pas en ne sortant jamais de sa zone de confort. Et j'ai tout à découvrir, ici : une nouvelle vie, un nouvel environnement, un nouveau langage et de nouveaux coéquipiers. Cette mise en danger me plaît », dit-il un jour au Midol.
Petit gabarit, mais surdoué en rugby
Très vite, il impose sa marque. Déjà, physiquement. Les Français découvrent ce joueur qui n’a rien du cliché du rugbyman. L’ailier Simon Zebo, son coéquipier au Racing, dira d’ailleurs de lui qu’il a « le physique d’un champion de fléchettes ».
International avec lui pour l’Ecosse (2014 et 2015), John Beattie rapporte cette anecdote dans le BastaShow : « Son surnom avec nous, c’était ‘Finn, the Muscle Russell’, parce qu’il n’avait rien, il n’avait pas de muscle. Il ne ressemble à rien. Il enlevait son t-shirt, on rigolait. Mais côté rugby, il pue le rugby. Avec ses choix, comment il anime notre jeu, soit pour le Racing, maintenant pour Bath, ça explose. »
Ce qui lui manque en physique, il le compense en mental.
Pourtant, l’intégration dans son nouveau club n’est pas évidente mais il parvient à contourner la barrière de la langue. « J'ai essayé de comprendre le plan de jeu, de me mettre rapidement d'accord avec tout le monde et de communiquer avec eux sur le terrain alors que je ne parlais pas la langue, même s'ils parlaient juste assez d'anglais, mais pas assez pour bien faire passer le message, ou vice versa », dit-il. « Peut-être que ça m'a donné un peu de liberté parce que si ça se passait mal, je pouvais dire "eh bien, je n'ai pas compris ! (rires) - c'est à cause de la langue, vous savez ! " »
Finn Russell, le magicien
En 2018, Finn Russell a 25 ans et déjà cette réputation de surdoué du rugby, même si son jeu n’est pas encore parfait. Il n’est pas encore au sommet de sa carrière, mais n’a pas d’équivalent en matière d’animation offensive. Dès sa première saison, le Racing 92 présente la 3e meilleure attaque du Top 14 (elle sera 1re en 2021) et la deuxième de la Champions Cup.
Ses entraîneurs, ses partenaires, les journalistes, personne ne tarit d’éloges et les superlatifs pleuvent : numéro 10 d’exception, magicien, créatif, instinctif, habile et crucial, héritier de Carlos Spencer et de Quade Cooper. C’est Finn Russel le génial, le magnifique, un génie instable, le meilleur ouvreur du monde, le David Copperfield du 92, le sorcier écossais.
Capable de faire basculer une demi-finale de Champions Cup sur un chip (petit coup de pied au-dessus de la défense), amateur de feintes en tous genres et de décisions sur le fil, il se met au service du collectif pour lancer les actions, tente des coups pour débloquer des situations, quitte parfois à échouer.
« Avec lui, le risque zéro n'existe pas », dit de lui son entraîneur Laurent Labit. « Finn, c’est notre facteur X », ajoute Philippe Boussy, entraîneur en charge du jeu au pied du Racing 92. « Au tir au but, ce n’était pas un ouvreur qui butait, pendant un stage de pré-saison il nous a dit que c’était un des seuls numéro 10 de son niveau qui ne butait pas. Il s'est remis en question, c'était important pour lui, pour nous, et pour sa sélection aussi. Le travail paie aujourd'hui. C'est tout bonus pour nous. »
Certes il n’est pas au top tout le temps. Excellent lors de sa dernière saison en France (il termine meilleur réalisateur avec 241 points marqués), il avait été décevant les dix-huit mois précédents. Une tournée avec les Lions (2021) ne lui ayant pas permis de récupérer suffisamment. De quoi faire râler lorsqu’on lui rappelle qu’il est le joueur le mieux payé du club (1M d'euros).
Les dernières éditions du Tournoi des Six Nations ne lui ont pas été favorables non plus. Il subit une commotion en 2018 puis en 2019, se blesse sur le Tournoi 2020 et encore au genou en 2023.
Il se muscle les zygomatiques à défaut du reste
Lui ne se prend pas la tête. Le sourire éternellement accroché aux lèvres, il prend la vie comme elle vient, profite de ses journées et de ses soirées (on le décrit comme un joyeux fêtard, ce qui du reste lui apportera quelques soucis avec son sélectionneur en Ecosse).
Il affiche volontiers une nonchalance, une décontraction exemplaire, même lorsque la pression est forte. Il jongle pendant les entraînements ; un héritage de son père quand il avait 12 ans.
Finn Russell a cette capacité rare de pouvoir se débrancher et de se rebrancher dans l’instant. « Vous pouvez sourire sur le terrain pendant trois secondes, ça n'empêche pas d'être concentré à la seconde suivante », dit-il. « J'ai appris et compris l'importance d'être très calme dans les dernières minutes pour ne pas louper la bonne possibilité de trouver une solution. »
Ce relâchement apparent séduit en France, mais agace de l’autre côté de la Manche. « J’ai besoin d'être heureux pour bien jouer. » C’est pour cela qu’il a toujours le sourire, est toujours détendu, est toujours à faire des blagues. Son coéquipier du Racing 92 Gaël Fickou l’affirme : « à la muscu, il ne fait que ça ». A défaut de se muscler ailleurs, ses zygomatiques sont en béton.
Cool à l’extérieur, concentré à l’intérieur
Mais Johnnie Beattie casse le mythe : « la nonchalance qu'il montre, en fait derrière il bosse, comme un âne. C’est lui qui fait tout, de A à Z. C'est lui qui mène le travail, c'est lui qui désigne les systèmes de jeu, les structures, comment exécuter. Et pour l’équipe d’Ecosse, c'est lui qui nous drive. »
Le jeune demi de mêlée du Racing 92 Nolann le Garrec (21 ans et une deuxième sélection face à l’Ecosse le 10 février) était buteur n1 devant Russell quand les deux évoluaient dans le même club.
« C'est quelqu'un qui m'a beaucoup aidé dans ma construction de joueur, depuis que j'ai commencé à 18 ans au Racing. J'ai joué trois ans avec lui. Il m'a apporté beaucoup de choses », racontait le jeune international en conférence de presse avant la rencontre du Six Nations.
« C'est quelqu'un au quotidien d'assez extraverti, joyeux, qui aime plaisanter avec tout le monde. C'est une personnalité exceptionnelle et un très grand joueur sur le terrain. Tout le monde rigole avec lui car il a un physique atypique, il ne ressemble pas à l'athlète parfait mais il est très professionnel dans sa manière de préparer les matchs.
« Il connaît très bien les adversaires, fait beaucoup d'analyse vidéo dans la semaine. Derrière sa magie et son instinct, il y a du travail en amont. Sur le terrain, il m'a toujours apporté cette sérénité. Il m'a toujours dit de ne pas hésiter à tenter des choses car c'est le premier à en tenter. Il rate parfois des choses, il est décrié pour ça, mais il en réussit beaucoup.
« Une heure avant le match, il joue à Candy Crush, mange des bonbons et pose sa canette de Red Bull au-dessus de son casier. Il relit bien sûr son cahier avec ses notes de préparation du match mais il est dur de déchiffrer quelque chose chez lui avant le match. Il dégage tellement de sérénité. Même dans les dernières minutes avant le match, il est capable de faire une blague à quelqu'un. C'est Finn quoi ! »
Gaël Fickou remet de la pommade dans L’Equipe : « Finn, techniquement, c'est presque un artiste. Il prend le ballon, il fait ce qu'il veut, il le met où il veut. Parfois, ça passe. Parfois ça ne passe pas ! Tout le monde l'aime ici. Il a vraiment l'esprit club. Finn a cette qualité de reconnaître ses erreurs sans que ça l'empêche de tenter des choses juste après. »
Mastermind
Car ce qui intéresse Finn Russel, c’est le jeu dans toute sa stratégie. Il raconte regarder systématiquement les trois ou quatre derniers matchs de ses adversaires avant de les affronter. « J'essaie de voir comment se replacent les piliers, les deuxième-ligne, la distance entre le 12 et le 13, ce qui aurait pu se passer deux ou trois temps de jeu avant... », précise-t-il quand les journalistes l’interrogent à ce sujet.
Il le reconnaît lui-même aujourd’hui, en cinq ans il est devenu un joueur plus tactique. Si à son arrivée en France en 2018 il déclarait humblement au Figaro « Je ne suis pas venu au Racing pour changer le rugby français », cinq ans après, c’est bien le contraire qui s’est passé, le rugby français l’a changé.
Au total, il aura cumulé 105 matchs avec le Racing 92, 474 points marqués avant de mettre un terme à cette mission et de se remettre en danger dans un autre pays (l’Angleterre) et un autre championnat (le Premiership).
« Je pense que la mentalité y est différente de celle de la France et que la mentalité de l'Écosse est différente de celle de la France et de l'Angleterre », analyse-t-il six mois après son arrivée à Bath.
« Mais c’était vraiment bien pour moi parce que cela a probablement développé ma connaissance générale du jeu, ma compréhension des différentes parties du jeu. Par conséquent, ma vision de la manière dont il faut jouer le rugby a parfois changé. Tout dépend de l'encadrement que l'on a, des joueurs avec lesquels on joue. »
Bath ne sera pas son dernier port. Il déclarait en juin 2023 au Midol : « Dans l’idéal, j’aimerais faire trois ans à Bath et terminer ma carrière en France ; après tout, je n’aurais que 33 ans lorsque se terminera ce contrat (2026, ndlr) ».
« J'ai adoré mes années à Paris. C'est un grand club et un super endroit pour vivre », dira-t-il au moment de quitter les Hauts-de-Seine. Mais son meilleur souvenir sera celui qu’il a eu le bonheur de voir naître un jour de novembre 2022 avec sa compagne Emma Canning. Charlie, sa fille, restera à jamais comme le symbole de ces années où Finn Russell est devenu encore plus grand qu’il ne l’était déjà.
