C’est toujours passionnant de se replonger dans l’histoire pour se rendre compte du chemin parcouru et pour ne jamais oublier d’où l’on vient. Et quand il est question de rugby, le Tournoi est indéniablement la plus ancienne des compétitions dans le monde. Autrefois, c’était une affaire 100% anglo-saxonne, d’abord entre l’Angleterre et l’Ecosse en 1871 avec la victoire du XV du Chardon qui lance l’histoire.
Douze ans plus tard, l’Irlande et le Pays de Galles se joignent à la fête pour constituer les Home Nations et il va falloir encore attendre un peu pour convier un autre pays, qui ne parle pas la même langue : la France. En 1910, la France rejoint officiellement ce groupe de pays après avoir joué quelques fois indépendant contre l’une ou l’autre équipe.
Un Tournoi qui ne porte pas son nom
Officieusement, c’est l’acte de naissance du Tournoi des Cinq Nations. Mais pas encore officiellement. « Cette notion de tournoi, de championnat, de classement est une notion assez contemporaine, des années 50 environ », explique Frédéric Humbert, historien auprès de la Fédération Française de Rugby.
« Il y a à cette époque une volonté de ne pas en faire un championnat. On est encore dans une démarche où on ne parle pas de compétition, ni de tournoi. Tout ça est né de confrontations bilatérales. La relation historique est entre l’Angleterre et l’Ecosse, puis sont venus le Pays de Galles et l’Irlande. Il y a un enjeu sur la Triple Couronne et la Calcutta Cup, mais pas d’enjeu sur le classement. »
Alors que les clubs ont l’habitude de traverser la Manche pour s’affronter tantôt chez les uns, tantôt chez les autres, les grandes nations du rugby commencent seulement à le faire au début des années 1900.
« On joue les Anglais depuis 1906, les Gallois depuis 1908, les Irlandais depuis 1909, les Ecossais depuis 1910 », rappelle Frédéric Humbert. « Pour le public français, ça va vite devenir un évènement car on est à une époque où le rugby va devenir le sport numéro 1. On a un spectacle de choix. »
La France commence avec la cuillère de bois
Dans la presse de l’époque, il n’est donc pas encore question de tournoi ou de championnat. Juste de « rencontres annuelles ». Sauf qu’à partir de 1910, celles-ci deviennent systématiques. Et c’est à partir de 1910 que la France va jouer coup sur coup les grands frères anglo-saxons sur un temps très court, entre janvier et mars de chaque année. Petit à petit, la notion de tournoi apparaîtra, poussée par une construction médiatique, mais sans que les dirigeants n’assument vraiment ce statut.
L'Angleterre s’adjuge la première édition de cette nouvelle ère qui sera interrompue par la Première Guerre mondiale avant de reprendre en 1920. La France est exclue entre 1932 et 1939 et le Tournoi reviendra officiellement avec ces cinq nations en 1947, avec le retour de la France après 15 ans d’absence. A partir de ce moment, les Français ne le quitteront plus.
La première édition de ce « Cinq Nations » officieux ne va pas être favorable à la France qui en ressortira avec la cuillère de bois, battue par toutes les équipes.
Cette première édition se déroule sur dix journées en tout début d’année et marque le début d’un principe qui perdure encore aujourd’hui : la France accueillera l’Angleterre et l’Irlande lors des années paires, et le Pays de Galles ainsi que l’Écosse lors des années impaires. Depuis 2000, avec l’ajout de l’Italie, cette alternance est maintenue dans le Tournoi des Six Nations, la France recevant également l’Italie les années paires.
Premier match entre la France et le Pays de Galles, déjà…
Comme 115 ans plus tard, c’est la rencontre entre la France et le Pays de Galles qui inaugure cette nouvelle ère. Personne n’est évidemment professionnel, mais tous sont des passionnés. Dans cette équipe du Pays de Galles, on retrouve des artisans, un chaudronnier, un charpentier, un menuisier, des électriciens, un armateur, des gérants d’hôtel, des policiers. Taille moyenne : 1,71m. Poids moyen : 86 kg. Age moyen : 26 ans.
Pour les Français, c’est une expédition au départ de la Garde du Nord à Paris le vendredi à 8h20 avec paniers repas dans le train, traversée en bateau, puis train pour Swansea à minuit. Le lendemain, ils sont battus par les Gallois 49-14 sous une pluie qui transforme le terrain en véritable patinoire, face à 12 000 spectateurs.
C’est la même chose pour leur deuxième match avec pour la toute première fois un déplacement à Édimbourg, en Ecosse, cette fois de nuit, avec une arrivée le vendredi soir et un match à 14h30 le lendemain, ponctué par une défaite 27-0 (7 essais) sur un terrain gelé. Les Français rentrent chez eux le dimanche. Et dire que l’on se plaint encore, 115 ans plus tard, du rythme imposé désormais par la Champions Cup avec des conditions de voyage pourtant nettement améliorées…
L’Angleterre toute puissante
Il faudra attendre ensuite le 3 mars pour voir le troisième match de ce pseudo tournoi, le premier des deux à domicile. Le Vélodrome du Parc des Princes accueille l’Angleterre un jeudi à 15h30. Cela fait quatre ans que les deux équipes se rencontrent (premier match amical à ce même endroit le 22 mars 1906, puis quatre ont suivi). Cette fois, les Français n’ont pas à subir la fatigue du voyage, mais encaissent néanmoins une défaite, 3-11, devant 8 000 spectateurs.
Avec un essai marqué contre trois encaissés, la France se satisfait de ne pas avoir été « écrasée » cette fois par l’une de ces équipes anglo-saxonnes qui ne cesse de lui taper dessus. La France frise « la victoire qui allait obliger les grands journaux d’outre-Manche à prendre enfin au sérieux les footballers français », écrit le journaliste de L’Auto, dans son compte-rendu. Il faudra attendre 1922 pour que la France arrache un nul (11-11 à Twickenham) face aux Anglais et cinq ans de plus pour sa première victoire (3-0 à Colombes en 1927).
Pas de miracle face à l’Irlande
Le dernier match de ces toutes premières rencontres annuelles se déroule le 28 mars, un lundi à 15h, face à une équipe d’Irlande déjà considérée comme « de toute première classe ». Là encore, pas de miracle face à une équipe du Home Nations et une défaite, 3-8, devant 10 000 personnes, au terme d’une « vilaine partie » livrée par des Irlandais brutaux. « C’est la première fois que nos représentants parviennent à obliger une équipe nationale d’outre-Manche à s’employer à fond pour ne marquer péniblement que deux essais », observe le journaliste.
L’année suivante en 1911 marquera un tournant car ce sera la première fois où la France réussira à battre une équipe du Home Nations, en l’occurrence l’Ecosse (à Colombes le 2 janvier en ouverture de la série, 16-15), évitant ainsi la cuillère de bois, position que les Bleus retrouveront dès 1912 sans discontinuer jusqu’à l’interruption pour cause de Première guerre mondiale. Plus habitués au bas du tableau qu’à son sommet pendant les trente premières années, il faudra attendre 1959 pour célébrer enfin la victoire de la France qui sera suivie d’autres en 1960 (avec l'Angleterre), en 1961, en 1962 et en 1967, avant de réussir son premier grand chelem en 1968.